ESTHÉTIQUE DU PAYSAGE
Le paysage romantique et l’expérience du sublime
(Champ Vallon, 2007)
Entretien avec l’auteur
Pourquoi le paysage romantique ?
Parce que c’est un moment unique de l’histoire du paysage (englobe tout le XIXème en général, du préromantisme au post-romantisme). C’est sans doute la dernière grande époque de la représentation originale du paysage (dans la littérature mais aussi dans la peinture : les impressionnistes approfondissant le travail sur la couleur des peintres de l’époque romantique). C’est un moment fragile et précaire où le paysage existe comme sentiment (de Rousseau et Girardin à Nieztsche en passant par Baudelaire) et non comme simple sensation comme au XVIIIème ou à la fin du XIXème avec le décadentisme. Le sentiment du paysage est par excellence l’expérience romantique du paysage, et le sublime est précisément un sentiment, et non l’effet d’une perception, comme Kant l’avait montré à la toute fin du XVIIIème siècle.
Pourquoi le sublime ?
Parce qu’avec la redécouverte d’un traité de rhétorique du 1er siècle (d’un certain Longin) qui remettait en cause les théories d’Aristote, cette esthétique va concurrencer celle du Beau idéal (académique) dès le XVIIème siècle (Boileau, Fénelon) de façon clandestine, puis ouvertement au XVIIIème siècle avec la parution du traité de Burke sur la question (en 1756). On ne perçoit pas aujourd’hui cette profonde révolution du sublime au tournant du XIXème siècle car, comme toute idéologie, il est devenu notre camera obscura (la chambre obscure) de notre regard sur le monde : il nous est étranger par excès de familiarité : l’art contemporain est uniment sublime, comme J.F. Lyotard l’a montré par exemple.
Quelle est la nature de cette « révolution » esthétique ?
C’est l’idée, puisque le sublime est un sentiment, que tout peut être sublime (ou presque), c’est-à-dire susceptible de produire le plus grand effet sur la sensibilité. Et même, c’est paradoxalement l’objet le moins beau a priori qui peut par le sublime devenir le plus intense sur le plan esthétique. Car ce qui prime désormais ce n’est plus la forme, mais la force (le choc) de la proposition artistique. Le sublime consiste à considérer paradoxalement que les sensations négatives (horreur, terreur, laideur) ne sont pas hétérogènes à l’art. A l’inverse, leur intensité esthétique semble inversement proportionnelle à leur beauté. Un joli objet peut être beau, seul un objet horrible ou terrible pourra devenir sublime par le travail de l’art. Avec le sublime, c’est l’intensité de l’émotion qui prime et non plus la production conforme aux canons de la beauté.
Quel lien faites-vous entre l’émergence du sublime et la perception des paysages ?
Le sublime va permettre de redécouvrir de nouveaux territoires (au sens propre comme au sens figuré) pour l’imaginaire collectif. Avec la montée des nationalismes romantiques, l’Europe, puis l’Amérique vont redécouvrir la richesse de leurs paysages jusque là délaissés, voire détestés. Ainsi, le goût pour la campagne et le jardin, surestimé par la culture occidentale, va laisser place à l’enthousiasme sublime pour la Grande Nature : la forêt, la mer et la montagne par exemple (voir l’introduction du livre et le chapitre sur « Le sentiment du sublime »). Ces paysages sont considérés par la tradition occidentale comme des pays laids, affreux, infernaux, des lieux de perdition et de relégation habités par les damnés de la terre. Ces paysages d’horreur naturelle cessent ainsi de l’être sans perdre pour autant de leur âpreté. Le cas de la Bretagne est de ce point de vue intéressant (voir les chapitres sur « L’exaltation » ou sur « L’Océan ») : elle n’est plus considérée comme laide, elle est sublime car terrible. C’est exactement ce que remarque Stendhal à Vannes : moins terrible, il ne l’aurait pas trouvée sublime. La tristesse, la noirceur deviennent expression de l’énergie, de la mélancolie, de l’héroïsme. Le mythe romantique de la Bretagne naît grâce à l’émergence de cette nouvelle sensibilité.
Pourquoi avoir privilégié la notion d’ « expérience » ?
Le romantisme cherche à élaborer son esthétique non pas grâce à la rhétorique (XVIIème), ni par les arts (XVIIIème), mais dans la Nature. Le sublime est précisément le concept le plus opératoire pour une telle ambition : il s’éprouve dans l’expérience de la Grande Nature. D’où la promotion incroyable du récit de voyage, de genre documentaire qu’il était au statut majeur de genre littéraire. Là encore, c’est une période unique de l’histoire littéraire : tous les grands écrivains romantiques sont des écrivains-voyageurs. Le romantisme instaure une véritable culture, voire une civilisation du sublime qui irradie jusque dans la métaphysique de la nature et l’éthique du sujet (qu’est-ce que la vertu sublime : enthousiasme, génialité, révolte ou renoncement au monde ?). Le sublime, comme expérience des limites, est pour le romantisme le concept qui décrit au mieux la situation de l’homme moderne dans le monde : à la fois accablement et élévation géniale à partir de ce sentiment d’écrasement. C’est un héroïsme de la conscience mélancolique.
A votre avis qu'est-ce qui fait l'originalité de cette expérience romantique du paysage et du sublime?
Le Romantisme définit le sublime comme expérience: il en renouvelle ainsi les lieux communs. La puissance chaotique (volcan, cataracte, orage ou tempête) et l’infini (Dieu, la mer, la montagne) deviennent l’expression d’une magnificence naturelle, mais également la représentation d’espaces négatifs (où le paysage s’accomplit et s’anéantit dans la rêverie). Le paysage romantique oscille ainsi comme un pendule désorienté entre le tout et le rien, le manque et l’excès: dans cette subversion de la représentation, l’apparence devient apparition. En tant que paysage-état d’âme, la nature sublime trouve un écho dans la figure du héros romantique dominé par une pensée indéterminée et taraudé par le désir d’une liberté absolue. Au sein de cette nature démesurée, l’homme se redéfinit alors comme élan génial et enthousiaste, révolte radicale ou renoncement.
Lien vers le site de l’éditeur
Un entretien avec Alain Veinstein dans «Du jour au Lendemain» sur France Culture :
Participation à un débat sur le paysage romantique dans le cadre de l’émission «La fabrique de l’histoire» d’Emmanuel Laurentin sur France Culture le 11 juin 2014: