mercredi 7 mai 2014
Liliom
Le pari, magistralement tenu, que s’est manifestement assigné le talentueux metteur en scène de cette pièce de 1909, certes célébrée dans tout le monde occidental de l’entre deux guerres mais en partie datée, du moins ancrée dans une époque qui n’est plus tout à fait la nôtre, a consisté précisément à en montrer la propension à représenter ce qui en elle largue systématiquement les amarres. Liliom c’est avant tout un lieu, ou plutôt un non-lieu : la foire, la fête foraine, autant dire la forêt, le fors extérieur, le lieu des aventures et des métamorphoses. C’est tout le paradoxe du trajet de l’anti-héros éponyme : quand il quitte ce monde hors la loi, il tombe sous le coup de la loi, comme si le lieu interlope organisait une marginalité qu’on pourrait dire davantage anomale qu’anormale. Liliom c’est également un non-lieu dramaturgique, construit « avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège dans le bois à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » (Ferenc Molnàr). Morceau de théâtre situé à la frontière du drame, il le déterritorialise vers le « conte » ou la « féerie » au « caractère inachevé » et à la « simplicité statique » contre la doxa de la pièce bien faite ou du bel animal aristotélicien. Loin des lectures misérabilistes ou socio-pathologiques qui ont pu émailler son destin entre Vienne et New York, la mise en scène décide de prendre au sérieux cette forme ouverte et fantaisiste qui déstabilise l’esprit de sérieux du philistin en quête de jugements définitifs sur ce monde délicieusement repoussant. Galin Stoev interroge donc la matière théâtrale hétérogène de Liliom et fait émerger une vie certes mutilée mais grouillante d’actions minuscules avec une grande attention aux détails qui donnent une incomparable densité au plateau. Ainsi, par exemple, les personnages dits « secondaires » prennent corps et assurent un continuum au sein d’une fragmentation rhapsodique (dé)composée des restes d’un drame ruiné. De même, tout en étant typiques, les protagonistes se débattent avec leurs propres limitations et se métamorphosent sans cesse selon la loi du milieu. En un mot, la beauté du spectacle tient entièrement dans cette idée que le traitement de la forme-théâtre (jusqu’aux parlures des personnages) fait émerger les questions de fond. Hors la loi du drame, Liliom/Liliom reste(nt) irrécupérable(s) et il est difficile de ne pas identifier l’un à l’autre tant le personnage semble la belle figure métaleptique, comme s’ils ne réclamaient tous deux et de façon scandaleuse, pour une dramaturgie qui hante tout de même la forme tragique de la pièce-procès, qu’un simple non-lieu.
Liliom de Frenc Molnàr. Mise en scène de Galin Stoev. Plus d’informations sur le site de la revue ETUDES: http://www.revue-etudes.com/archive/article.php?code=16159