mardi 1 juillet 2014
Macbeth
À l’occasion du cinquantième anniversaire de la création de la troupe du Théâtre du Soleil (1964-2014), Ariane Mnouchkine retrouve Shakespeare qu’elle avait monté sous la forme d’un cycle (Richard II en 1981, La nuit des rois en 1982 et Henri IV en 1984), avant que ne s’ouvre en 1985 une autre direction de travail engendrée par la naissance du compagnonnage avec Hélène Cixous (qui procurera d’ailleurs à l’automne un prolongement contemporain à la tragédie politique de Macbeth). Macbeth c’est un peu l’anti-Hamlet : loin de tout esprit d’examen, il est avide d’une autorité même irrationnelle, où la conscience comme chez Ubu passe à la trappe. Ce que Macbeth montre c’est sans aucun doute les ravages terribles de l’histoire comme (para)science, prescience et omniscience. Macbeth est en effet légitimé et déresponsabilisé par le sens d’une histoire qui devient sa caution ultime. Il accomplit en toute légitimité, du moins le croit-il, ce qui doit être et fait advenir le chaos comme fallacieux ordonnancement d’une histoire à deviner. Ses réflexions désabusées et déjà presque testamentaires traduisent bien l’autre pôle de cette conscience malade qui oscille entre ces deux excès également tragiques, l’omniscience et l’aveuglement. C’est bien pour un Macbeth déchu, plus que pour Shakespeare, que la vie est « un récit plein de bruit et de fureur qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens ». On attendait donc de voir avec beaucoup d’intérêt comment cette vision tragique, proprement déjantée ou déraillée, allait se déployer dans un théâtre qui a très souvent privilégié les grandes fresques épiques et historiques.
Pourtant, malgré toute l’admiration que l’on peut porter à la troupe, à son projet, à sa figure emblématique - à l’instar du reste d’un public toujours fidèle, enthousiaste et convaincu - force est de constater que l’on n’a pas été conquis par cette proposition tant attendue, sans doute en raison même de cette attente et des attentes que le seul nom du Soleil suscite à chaque fois, et à juste tire la plupart du temps. Mais cela ne suffit certainement pas à justifier le sentiment d’avoir participé à un spectacle sans grande envergure malgré les quarante-cinq comédiens sollicités, ou en raison même peut-être de cette débauche quantitative qui touche également la scénographie (24 scènes et presque autant de décors de plateau) - avec cette impression vertigineuse que la durée même de ce travail de suture technique fait une concurrence sérieuse au temps de la représentation scénique. La dramaturgie du spectacle donne ainsi l’impression d’avoir été comme prise au piège d’une logique de troupe (dont les principes fondateurs, jamais dévoyés ni amendés, restent une référence absolue en la matière) ; comme si des considérations étrangères avaient prévalu et présidé à l’élaboration de la proposition scénique ; comme s’il s’agissait essentiellement de présenter tout le travail d’une troupe dans toutes ses dimensions créatives (costumes, décors, jeu). Prodiguer une foule de comédiens-personnages (par ailleurs inégalement intéressants) ne suffit pas à produire des effets épiques ; scander l’action pourtant linéaire de la tragédie par d’incessants changements de décors à vue finit à l’inverse par décentrer l’intérêt même de la pièce vers sa mise en scène, au détriment d’un intérêt spectaculaire si ce n’est même d’une émotion participative. L’impression dominante est précisément ce décentrement de l’intérêt sur scène : au lieu de contribuer à faire vivre actants et action du drame, les comédiens semblent davantage occuper à régler avec minutie une machine scénographique dense et complexe. On a pu même voir certains comédiens réajuster des éléments de décors au beau milieu d’une scène, preuve s’il en était besoin de ce décentrement qui devient peu à peu déconcentration sans pour autant prétendre à une quelconque distanciation. Ce fractionnement produit un effet de fragmentation, une impression de feuilleton à épisodes à l’encontre même de l’esthétique de concentration shakeaspearienne.
Mais, à la façon d’un double écran, il va de pair avec un parti pris de contextualisation dans un « contemporain atemporel » qui mêle modernisation des costumes et détails anachroniques, comme si l’on n’était pas encore tout à fait sorti des Naufragés du fol espoir. On oscille dès lors entre une illustration scénique parfois un peu chromo et un encombrement scénographique de facture bourgeoise qui détonne sans interpeller pour autant la conscience du spectateur. Si le choix de la contextualisation avait peut-être pour but d’universaliser le propos shakespearien, bien à l’inverse il semble le réduire. L’action est en effet ancrée dans une modernité un peu surannée qui n’est plus exactement la nôtre, et si le spectacle se veut être un manifeste contre la tyrannie, la guerre et la violence des ambitions, alors intimer la présence shakespearienne n’était sans doute pas indispensable : avec son épique mâtiné de romanesque le spectacle précédent (Les naufragés du fol espoir) y arrivait fort bien.
En revanche retrouver avec Shakespeare les racines du mal et montrer qu’elles ressortent en ce moment des abîmes, comme des pulsions d’autant plus fortes qu’elles s’inscrivent dans une déliquescence des formes intermédiaires et dans la perte de référence en un pouvoir souverain, auraient eu son intérêt puisque Macbeth, tragédie légendaire, montre parfaitement l’œuvre de ces forces obscures qui lient le rationnel (l’intrigue politique) à un irrationnel de principe (somnambulisme, oracles, visions) au profit des formes privées de la représentation sociale : la race, le clan, la tribu, la famille. C’est pourquoi on s’attendait peut-être à une mise en scène plus en rapport avec ce que le Théâtre du Soleil pouvait comprendre des grandes histoires archétypiques. La première scène avec sa la lande en peau de bête le laissait croire : unité entre un sol en fourrure et des costumes féodaux et claniques plutôt à l’unisson comme idée scénique pour un tribalisme violent bien en résonance avec une société morcelée et déliée, avide de particularisations voire d’unités primitives originaires. Au lieu de cela, mais aussi peut-être à l’encontre de cela, le spectacle donne essentiellement à voir et à plébisciter au second degré un système de vie et de travail dont la représentation, en ombre portée, ne serait plus que le signe, la trace et le témoignage.
Macbeth de William Shakespeare. Mise en scène d’Ariane Mnouchkine. Théâtre du Soleil – Cartoucherie de Vincennes. Plus d’informations sur le site de la revue ETUDES: http://www.revue-etudes.com/archive/article.php?code=16253