lundi 8 décembre 2014

Le Misanthrope

On retrouve dans ce spectacle tout ce qui fait l’originalité esthétique des compagnies et des collectifs : primauté du jeu in vivo sur la mise en scène (goût de la performance, énergie, engagement et actions physiques), éthique iconoclaste (propositions innovantes, sans concession et anti-académisme primaire), subversion des conditions matérielles de la représentation traditionnelle (confusion entre scène et salle, changements à vue, dramaturgie du hors-scène), enfin minimalisme scénographique et esthétique de plateau. Si cet arte povera des temps de crise du théâtre séduit bien des programmateurs, il conquiert tout également un plus large public, souvent jeune ou rajeuni, d’autant plus s’il s’agit de classiques, comme c’est bien le cas du Misanthrope de Molière, texte pour la classe s’il en est. Tout cet arrière-plan réjouissant ne masque pas toutefois certains risques, voire certaines facilités : l’impression d’une certaine gratuité des propositions (sur l’air du tout est possible, donc rien n’est défendu), la généralisation des exercices d’acteurs (le si magique par exemple) et la prévalence de la virtuosité scénique sur l’exigence d’une mise en scène cohérente qui tienne à part égale le texte (et quel texte ici !) et la représentation-performance. La démarche d’ensemble peut dès lors confiner à l’exercice de style conçu comme marque et manière de la Compagnie. Le Misanthrope de Kobal’t n’évite pas ce genre de postures ni ce nouvel académisme. Plus profondément, la pièce de Molière semble montée dans un esprit existentialiste : Alceste est d’abord jaloux de Célimène et c’est pourquoi il devient, par mauvaise foi, misanthrope. En somme l’existence précède l’essence. L’autre référence pourrait bien être Tchekhov : un moment de crise qui sourdait et qui éclate à grands cris au milieu d’une fête bien arrosée où l’on va copieusement s’empoigner. Cependant le texte classique, clairement agonique, résiste ici terriblement à la neutralité apparente du sous-texte tchekhovien. Mais si l’on devait ancrer ce spectacle dans une filiation, on pencherait plutôt vers le Rohmer des Nuits de la pleine lune : ce qui est mis en scène, c’est peut-être moins un conflit de valeurs ou une critique sociale, qu’une chronique sociétale ou une comédie de mœurs urbaine (la fête, les tribulations nocturnes), actuelle (l’amitié, l’amour, le couple) et même générationnelle (la trentaine et l’heure des choix). On a donc parfois l’impression que dans ce spectacle sans costumes ni décors d’époque, le texte de Molière n’a plus que la valeur décorative d’une parodie héroï-comique. Pourtant, malgré tous ces écrans, on ne peut se détacher d’un certain charme qui se dégage de cette représentation. Les personnages sont vivants et incarnés, au-delà même des nombreuses actions physiques accomplies sur scène, parce qu’ils sont travaillés dans le sens d’une complexité qui éloigne en effet Le Misanthrope de la comédie de caractère. Les personnages se définissent et se redéfinissent comme actants en fonction et en raison des actions accomplies en situation. De ce point de vue, cette mise en scène ouverte s’en trouve d’autant plus justifiée. Enfin, on ne peut qu’être sensible au fait que, malgré son apparence centrifuge, la représentation file de façon très cohérente vers un effet qui n’est pas nécessairement convenu et qui est loin d’être forcé. Célimène, qui a joué le jeu et donc le double-jeu en voulant tenir à égale mesure et la sincérité et la sociabilité, est manifestement la véritable victime expiatoire de ce jeu de massacre. Chacun lui fera payer ainsi chèrement son manque d’esprit de parti. On comprend dès lors beaucoup mieux pourquoi était dévolu à ce fou d’Alceste, qui finit en Diogène, de porter la verve comique du spectacle.

Le misanthrope de Molière. Mise en scène de Thibault Perrenoud – Compagnie Kobal’t. Théâtre de la Bastille (Paris), jusqu’au 20 décembre 2014. Plus d’informations sur le site de la revue ETUDES: http://www.revue-etudes.com/archive/article.php?code=16570

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