mercredi 18 mars 2015

Ivanov

Dans cette première pièce créée en 1887, Tchekhov dit avoir inventé un nouveau « type ». Ce n’est pas ou plutôt ce n’est plus le héros mélancolique : « Je meurs de honte à la pensée que moi, un homme sain, fort, je suis devenu une sorte d’Hamlet, de Manfred, un homme de trop… ». Il s’agit davantage d’un homme du trop, à la fois trop exalté et trop exténué, exténué même à force d’exaltation. Il ne souffre donc pas d’un manque puisqu’il a réussi : « son passé est magnifique » nous dit Tchekhov. De fait, le mélancolique s’oppose à un monde qui ne le comprend pas et qu’il ne comprend plus, tandis qu’Ivanov ne se comprend plus. Il ne s’agit donc plus d’opposition mais d’aliénation. Non pas un autre en soi, mais soi comme un autre : « Je ne peux pas supporter, je ne peux pas surmonter cette parodie de moi-même », « je ne comprends pas ! c’est à se tirer une balle ! », tel est le leitmotiv du personnage (et en l’occurrence le funeste oracle). Le déchirement intérieur du mélancolique laissait encore place à la joie tragique d’un sublime du malheur. Ivanov, quant à lui, doit affronter un ennemi de l’intérieur autrement redoutable qui le prive de toute transcendance : il ne peut rien faire de ce malheur. Le rapport au temps a également considérablement changé, il n’est plus l’ennemi métaphysique du sujet lyrique ou la contrainte sociale du héros romanesque ; il est devenu la forme a-priori d’une expérience extérieure et d’une existence strictement individualisée. Sans transcendance axiologique ni collective, il n’est plus que psychologique : la conscience d’une entropie radicale qui ne fonde aucune permanence dans la durée. Plus encore, le personnage tchékhovien se présente comme l’emblème d’un nouveau « type » de pièce qui amende profondément la leçon du drame. Avec Ivanov, pièce sur rien, sonne l’heure de la déliaison entre personnage et protagoniste, entre théâtre et action dramatique, entre la parole et l’action. Tchekhov met paradoxalement au cœur du drame un personnage sans position ni fonction : ni idéologue (comme Lvov, héros de pièce à thèse), ni force agissante (comme Borkine, héros de mélodrame social). La force dramaturgique du protagoniste est dès lors remplacée par l’ambivalence romanesque du personnage (Ivanov : héros déchu ou traître de mélodrame ?) et le drame devient pièce-procès, aussitôt posée comme structure fantôme d’un ancien fonds tragique qu’aussi vite récusée comme forme-sens : « Je n’ai accusé personne, justifié personne » rappelle l’auteur. Autour de ce personnage-noyau qui attire dans son néant tout ce qui gravite aux alentours, les personnages définissent leurs actes et leurs paroles en fonction d’une interprétation kaléidoscopique que seule la conscience du spectateur devra ou pourra débrouiller, ou  non. Tout se passe comme si l’invention de ce type « tout prêt » sorti de la vie et non de l’idée avait été la formule magique, le révélateur chimique en somme, pour établir un nouveau drame à sa mesure, aux allures cliniques de métadrame ou de drame expérimental. La mise en scène maîtrisée de Luc Bondy, ainsi que sa distribution équilibrée qui permet de défendre tous les personnages, met parfaitement en valeur la présence-absence du personnage éponyme. Elle a semblé hésiter toutefois lors du finale quant au dénouement à privilégier. La version initiale de 1887, qui a pourtant la faveur du metteur en scène, faisait mourir le héros sans raison dramatico-logique : « pourquoi ? pourquoi ? dites-moi pourquoi ? » disait-il avant de s’affaler dans un fauteuil (et tous de lui répondre par un autre « pourquoi ? » bien plus ambigu encore). Ivanov mourrait ainsi insensiblement sans plus maîtriser sa mort que sa vie, dans une certaine indifférence, au milieu d’une discussion dont il était bien sûr encore une fois l’origine mais déjà plus le sujet. Tchékhov a souligné combien le public ne comprenait pas ce dénouement et il fit se tuer dans les coulisses le héros de la pièce de 1889, comme Bondy semble s’y être résolu finalement sans doute pour les mêmes raisons… Ce choix logique du point de vue de la mimesis dramatique ne l’est pas forcément du point de vue esthétique : c’est peut-être la seule réserve que l’on pourrait formuler au sujet de cette proposition parfaitement cohérente qui fait d’Ivanov, non pas une ébauche ou un premier essai, mais bien une espèce de manifeste radical dont les pièces suivantes s’attacheront simplement à estomper les contours. C’est bien là dorénavant que réside tout l’art - en sourdine - du nouveau dramaturge : « les contours de mon Ivanov sont justes, il est pensé comme il faut, mon instinct n’y sent pas de fausse note ; c’est l’estompe qui est ratée » (Lettre du 8 février 1889 à Souvorine).

Ivanov de Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), du 7 avril au 3 mai 2015. Plus d’informations du le site de la revue ETUDES : http://www.revue-etudes.com/archive/article.php?code=16767

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