dimanche 5 juin 2016
La ménagerie de verre
Daniel Jeanneteau a pris au mot les indications et les intentions que Williams a exprimées explicitement mais indirectement au seuil de sa pièce : « la pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste ». Sans tenir compte de toutes les didascalies que Williams a pris soin de détailler à l’occasion de cette première pièce – lesquelles témoignent pourtant d’une conception scénographique multilatérale déjà très aboutie et éminemment moderniste quant à la conception du plateau (son, image, projection, voix) - le metteur en scène en a conservé l’esprit et même l’essence. L’ancien scénographe de Claude Régy a donc simplifié les choses pour faire apparaître un dispositif scénique clivé entre un dedans et un dehors comme en une sorte de mise abyme de la représentation. Chaque espace se définit ainsi structurellement l’un par l’autre. La boîte aux murs de gaze et au sol en duvet blanc est évidemment l’espace de la mémoire, le paradis étouffé et peut-être étouffant où Tom, le fils et narrateur, évoque, de l’extérieur, le souvenir ému de sa sœur Laura, à jamais perdue. La rétrospection un peu romanesque (le narrateur, l’enchâssement de la pièce dans un récit-cadre) qu’évoque la pièce est ainsi scénographiquement située comme espace représenté. Sur un autre plan, c’est aussi l’espace scénique de la cage familiale : lieu d’une névrose quasi atavique que Tom, à l’instar de son père (cause ou symptôme du problème ?) rêve de fuir pour s’épanouir (il est poète en devenir dans la pièce) et finir enfin par dresser le monument à la mémoire de sa sœur (il est le narrateur-auteur de la pièce). La cartographie des allers et retours entre le dedans et le dehors établit dès lors un parcours de lecture extrêmement lisible. La boîte à illusions est aussi une maison de réclusion et au centre de ce nid c’est la mère-enfant, Amanda, incarnée par Dominique Reymond qui réussit par un magnfique travail de composition à signifier, jusque dans ce double timbre de voix si particulier, la mère névrotique aussi bien que la jeune fille en fleurs (car la pièce est aussi remémoration et ressassement de l’histoire d’une mère qui se répète compulsivement) en semblant à la fois favoriser, représenter et vampiriser le possible de Laura. L’ultime scène, la réception de Jim le « galant » (Pierric Plathier, innocent et inconséquent) que l’on a promis sans ménagement à Laura la recluse, sera en tous point en effet une catastrophe. Laura ne s’en sortira pas, même si le temps d’une valse elle aura pu toucher du bout des lèvres un possible qui ne viendra qu’enrichir sa riche collection de petits souvenirs emblématiques d’une vie figée dans sa grâce juvénile. Car dans la mise en scène de Jeanneteau, Laura (Solène Arbel : dans tous les sens du terme, une révélation) est magnifiquement présente et absente comme une sorte d’automate ou de somnambule, fragile, égaré et néanmoins habité, remonté, dépassé par son désir : sa parole rare n’est qu’un immense lapsus que personne ne peut ou ne veut entendre. Transparente et fragile mais lumineuse quand on l’éclaire, même un peu, elle finit par se ranger, encore un peu plus abîmée, avec sa ménagerie de verre. Alors que les bougies de Laura s’éteignent une à une, de dehors, au bord de la rupture, les paroles d’adieu de Tom (Olivier Werner, vibrant dans une intense dissonance affective) résonnent aussi à l’unisson dans la mémoire du spectateur : « Oh Laura, Laura, j’ai essayé de te laisser derrière moi, mais je suis plus fidèle que je ne voulais l’être ! Je prends une cigarette, je traverse la rue, j’entre dans un cinéma ou dans un bar, je bois un verre, je parle à un voisin inconnu – tout ce qui peut effacer ton souvenir comme on éteint des bougies ! Car aujourd’hui, le monde est illuminé d’éclairs ! Eteins tes bougies Laura – et donc adieu ... ».
La ménagerie de verre de Tennessee Williams. Traduction d’Isabelle Famchon. Mise en scène de Daniel Jeanneteau. @crédits photos: Elisabeth Carecchio. Plus d’informations du le site de la revue ETUDES: https://www.revue-etudes.com/article/la-menagerie-de-verre-de-tennessee-williams-17551